Le vent dans la plaine

Lorsque Nidhögg attira la dragonne contre lui, l'idée de le repousser arriva comme par instinct dans l'esprit de Dragora, mais en y réfléchissant, elle ne pouvait pas tomber plus bas. Elle se laissa docilement faire, ne jetant qu'un bref regard au grand mâle, puis son regard repartit dans le vague, songeuse. Voilà qu'elle avait tué deux oiseaux dont le plumage lui chatouillait encore la gorge. Ces deux oiseaux, elle avait voulu, au premier abord, en faire des compagnons, mais ça ne semblait pas possible. Une colère étrange l'avait surprise à dévorer les petits êtres frêles sans cérémonie. Elle-même se demanda ce qui lui avait pris, puis elle se souvint d'un de ses traits de caractère qui lui était particulier : lunatique. Elle avait tendance à changer d'humeur rapidement, sans qu'il n'y ait forcément de raison apparente.

Elle poussa un soupir alors que Nidhögg lui caressait tendrement la joue avec son museau vert foncé, tout en prononçant avec douceur un commentaire sur son comportement. Elle ferma les yeux pour ne plus penser, et se concentrer sur la caresse agréable du mâle le long de sa gorge qui frissonna de plaisir. Un léger sourire s'esquissa sur le visage de la dragonne. Nidhögg était de bonne compagnie. L'idée qu'il fût un ennemi n'était plus.

Un ronronnement monta de la gorge de Dragora lorsqu'elle sentit le doux toucher de la peau du grand mâle sur ses tempes. Comme c'était agréable, pensait-elle. Sa carrure faisait plus penser à un guerrier puissant plutôt qu'à un doux Don Juan, mais pourtant...
Sans y faire réellement attention, la dragonne blanche se serra un peu plus contre son congénère. Elle n'avait pas froid, elle n'avait plus peur ; mais elle cherchait simplement cette tendre chaleur que dégageait Nidhögg le Fou...

Elle s'immobilisa les instants d'après, laissant faire les choses sans son intervention. La vie des Solitaires était si attirante, on était libres de nos choix et n'avait aucune responsabilité envers quiconque. La voilà qui ruminait sur des projets de fuite du Clan du Ciel, de démission. Elle pourrait donner sa place à quelqu'un d'autre, et partir pour ne plus jamais se faire voir. C'était tentant... Mais elle savait qu'une dragonne blanche grande comme elle ne pouvait pas passer inaperçu. On la retrouverait, tôt ou tard, et on lui ferait payer cher sa fugue interdite...

Ces pensées lui firent lever la tête vers Nidhögg.

"Tu jouis d'une telle liberté,... que je t'envie."

Elle remua la queue, qui était entourée de celle du dragon vert.

"J'aurais tant aimé être libre comme toi. Mais le devoir..."

Elle ne finit pas sa phrase, préférant cacher son émotion en baissant le museau vers les vallées en contrebas.

Tout d'abord, elle était tendue, crispée. Il savait qu'elle pouvait encore le repousser et comptait bien insister un peu avant de la relâcher. Cependant, elle ne s'écarta pas, restant contre lui. Les caresses semblèrent faire leur effet, et, lentement, elle finit par se détendre contre lui, laissant même un doux ronronnement s'échapper de sa gorge. Il sourit doucement, satisfait de la voir se détendre, et continua ses caresses, lui laissant le temps de répondre comme elle le voudrait.

Certes il était un guerrier, mais savait faire preuve de finesse. C'était tout ce qui le différenciait des membres du clan du feu, et qui lui valait son surnom de fou. Quelqu'un d'intelligent qui prônait les combats en défiant sans cesse. Il fallait voir ce qu'il en était, il combattait depuis toujours et il était plus vieux que bien des dragons, et toujours vigoureux, même si son corps portait les traces de ses combats. Et ce n'était pas parce qu'il était guerrier qu'il était irrespectueux envers ce qu'il appréciait, au contraire. Il avait une bonne idée de la valeur de la vie.
Elle releva le museau vers lui, et il stoppa un instant ses caresses pour la regarder, toujours aussi doux. Il l'écouta parler, et il ressentit une profonde satisfaction à l'entendre dire ça. Bien sur que la vie de solitaire était la meilleure. Cependant, la suite fit monter une colère noire en lui, sans qu'il puisse comprendre pourquoi exactement.

"- Sinon quoi ?" Fit-il, plus rude qu'il ne l'aurait voulut.

Ces clans et leurs stupides idéaux commencer à lui pomper l'air. Le clan de Dragora était celui du ciel. Le clan qui prônait la paix. Alors quoi, que ce passerait-il si elle s'en allait, si elle désertait ? Elle allait être traquée et tuée ? Il pouvait bien venir à bout de tout ces petits dragons, les réduire en pièce ! Ah ! La paix oui ! Mais seulement de manière générale ! S'ils emprisonnaient les leurs en les empêchant de partir, cela ne l'étonnait pas qu'ils soit aussi faux, et que tout marche aussi mal !

"- J'ignore les circonstances de ta montée en grade, hormis que cela fut après la mort de ton père." Il força sa voix a afficher moins de colère. Il parlait posément, mais la lueur dans ses yeux indiquait l'agitation et le dégoût qu'il ressentait. "- Mais en tout cas, ce ne fut pas si volontaire que ça, puisque tu rêve de liberté. Allons bon, que pourrait-il arriver à ton clan si tu partais ? Ils nommeraient un autre chef, et puis c'est tout." Il fit un léger geste de la patte, montrant combien il trouvait cela négligeable. "- Ils te pourchasseraient ? Et ils veulent la paix ? Ridicule !"

Le dragon vert eu un court ricanement, puis son regard se posa sur la dragonne, à qui il fit une légère caresse, radoucit.

"- Ou alors tu ne peux pas te passer de tes devoirs, par un certain amour maternel envers ces dragons la. Tu ne te sens pas de les abandonner." Il y avait une pointe de regret dans sa voix, qu'il tenta de faire disparaitre.

Il ne comprenait pas ce que la vie en clan avait de si exceptionnel pour que tant de dragon s'y mette. Il était ivre de sa liberté, et même Dragora, chef d'un clan, semblait comprendre tout le côté bénéfique que cela avait. Les clans offraient juste plus de sécurité, relative à cause des guerres, mais aussi des connaissances. Il s'était bien protégé des autres en ne se liant jamais, mais malheureusement, ce n'était pas le cas de Dragora. Si elle était trop attaché aux autres...
Quitter son clan était un sacrifice énorme pour elle, comme lui de renoncer à sa liberté. Ensuite, il fallait juste voir qui était capable de consentir à un tel sacrifice. Pour le moment, cela était bien tôt pour penser à cela. Mais, et il se rendait compte qu'il s'embourbait dans un piège, se lier avec Dragora remettrait sans aucun doute la situation sur le tapis.

La voix rude de Nidhögg surprit la dragonne, tant et si bien qu'elle ne put s'empêcher de faire un pas sur le côté de peur par réflexe de défense. Elle doutait que la situation qu'elle redoutait arrivât, mais on ne sait jamais : le dragon vert pourrait bien s'énerver et l'envoyer en l'air comme un insecte.
Mais Dragora reprit confiance assez vite et lui répondit sur un ton plutôt sévère, presque de défi :

"Sinon quoi ? Oh, sinon tout mon honneur, toute ma gloire passée, je peux la voir partir en l'air, comme ceci..."

Elle abattit une de ses pattes sur le sol de pierre, ce qui produisit assez de vent pour faire s'envoler un petit nuage de poussière grise. La dragonne monta la tête en inspirant un bon coup, orgueilleuse, observant le grand mâle du coin de l'oeil. Nidhögg pouvait penser ce qu'il voulait des clans. Peut-être qu'il imaginait qu'un clan ne servait à rien, Dragora l'ignorait ; elle, elle pensait qu'il y avait des avantages et des inconvénients dans tous les modes de vie, de toute manière. Elle était née dans un clan et elle y resterait.
Puis le dragon vert la piqua sur son point faible : le jour où elle fut nommée chef. Tandis qu'il parlait en y ajoutant ses propres commentaires, la dragonne essayait de ne pas trop l'écouter. Ou seulement d'une oreille. Car elle savait qu'elle risquait de se mettre en colère si elle cherchait à comprendre parfaitement ce qu'il disait. Malgré tout elle comprit, et fronça un sourcil en regardant le mâle collé contre elle faire sa tirade.

"Je vois que nous n'avons pas les mêmes idéaux," prononça-t-elle d'une voix calme. "Ma montée en grade, c'est du passé. C'est tout."

Elle montrait clairement qu'elle ne voulait pas en parler, mais elle doutait que Nidhögg allait respecter cette volonté. Il n'avait pas tort, elle était devenue chef presque sur un coup de tête de ses électeurs. Juste parce qu'elle avait tenté de sauver l'ancien chef. Alors que ses capacités à mener ses troupes n'étaient pas des plus incroyables. Sur le coup, elle avait pris cela pour un honneur et une gloire, mais elle comprit assez vite que cela impliquait un certain nombre de responsabilités.

La caresse que lui fit Nidhögg après ses réflexions n'eut aucun effet sur Dragora. Rigide comme le marbre, elle avait été embarrassée dans les paroles du dragon vert et comme à chaque fois qu'on l'embarrassait, elle décidait d'ignorer tout ce qui se passait autour d'elle, pour montrer implicitement sa colère.

Le grand mâle laissa échapper une parole un peu plus douce cette fois, comme pour calmer la tension qui s'était installée entre les deux créatures. La dragonne blanche réfléchit sans le montrer à cette histoire d'amour maternel. Avait-il raison en supposant que c'était cela qui l'empêchait de quitter son clan ? Peut-être. Dragora haussa nonchalamment les épaules pour ne pas donner une réponse claire à son congénère.

Il était vrai que si Nidhögg commençait à réellement s'attacher à la dragonne - ou inversement, mais elle ne voulait pas y penser - il fallait envisager un changement de mode de vie. L'un d'eux devrait quitter son clan ou sa liberté pour pouvoir vivre pleinement sa vie avec son partenaire. Car une relation comme la leur, à cheval entre le Clan du Ciel et la caste des dragons solitaires, ne pouvait durer sans que quelqu'un s'en aperçût. Mais en regardant attentivement le dragon vert, Dragora avait du mal à l'imaginer en temps que membre de son clan. Elle connaissait assez bien les membres de sa caste pour imaginer leurs réactions : "un dragon fou dans nos rangs de la paix ? Pas fou, non ?" et entendait d'ici les commentaires.

Dragora s'allongea de nouveau assez lourdement au sol, soufflant au passage un autre nuage de poussière. Elle poussa un soupir.

"Cette situation devient compliquée. Trop compliquée pour quelqu'un comme moi."

Quelque chose dans sa voix insinuait qu'elle pouvait renoncer à finalement avoir une quelconque relation avec le dragon vert.

La discutions prenait un tournant que le dragon vert n'appréciait pas. La dragonne se braquait, lui montrait son désaccord de manière sèche. Bien que collée contre lui, il sentait comme en tension se former entre eux, rendant le contact non appréciable, rude. Il avait l'impression que leurs écailles étaient froides, gelées, et le malaise s'installait comme une couche de glace.
Il la laissa terminer de parler, mais déjà, il serrait les dents, sans la regarder, se contentant d'observer droit devant lui. Il n'avait rien dit, formulé aucun désire de la voir quitter son clan, juste de l'antipathie pour des dragons incapable d'accepter que l'un des leurs s'en aille, tout simplement. L'agacement se lisait clairement dans son regard, et une de ses lèvres se retroussa tandis qu'il lâchait un grognement lorsqu'elle parla de ses idéaux. Bien évidemment que leurs idéaux étaient différent, divergeant en tout point. Il préférait la vie en solitaire, elle avait choisit un clan. Il prônait la guerre et les combats, elle voulait la paix et la non-violence. Ils n'avaient strictement rien en commun, cela allait de soit. Et pourtant l'éclair d'intelligence qu'il avait vu l'avait attiré, tout comme le sang attirait les moustiques. Etait-ce ainsi qu'elle le voyait ? Un moustique assoiffé de sang qui n'attendait que la confiance de la dragonne pour aspirer tout fluide vital ?

Il savait bien qu'il se montait un film, néanmoins, il était trop tard pour apaisé sa colère. Il n'avait proposé qu'un peu d'aide, et avait voulu lui montrer sa peine de la voir aussi bloquée par ses devoirs, rongée par sa place dans son clan. Et voila qu'elle lui crachait à la figure leurs différences. Les dernières paroles de la dragonne suffirent à souffler toute volonté de calme, et il se leva brusquement, ne supportant plus d'être contre elle tandis qu'elle lui signifiait qu'il n'était rien. Il n'aurait jamais du en être aussi agacé, il le savait bien. Il aurait s'excuser et la cajoler pour obtenir son pardon, lui expliquer que la brusquer n'était pas dans ses intentions, le tout avec poésie et finesse. Mais cette pensée fut retenue et enfermée dans un coin de sa tête.
Poésie et finesse ne ferait que reporter la conversation à plus tard. Hors, régler cela tout de suite était bien plus pratique. Il jeta un coup d'oeil vers la dragonne, une foule de sentiment traversant son regard. Il se sentait prit au piège, tel un lion en cage. Il étouffait, mourrait d'envie de partir.
Dehors, l'orage continuait, les arbres secoués par de violente bourrasque, en harmonie avec l'état d'esprit de Nidhögg.

"- Je..." Non, ce n'était pas la meilleure des manières d'aborder le sujet.

Sa queue fouettait le sol et la parois de la caverne, nerveusement. Il y avait beaucoup à gagner, mais aussi tout à perdre. Etait-il prêt à faire ce genre de sacrifice ? Lui ? Qui avait toujours vécu au jour le jour durant des siècles ? Foutaise ! Cela faisait presque deux cents cinquante ans qu'il foulait le sol libre comme l'air, maître du monde et de son destin ! Il n'allait pas changer pour une dragonne !

"- Soit. Si tel est ton désire, alors je me soumettrais aux lois de ton clan." Les paroles avaient un goût de cendre, et tout devenait terne. "- Je te demande de considérer cette offre de ma part. Je ne te demande pas d'y répondre tout de suite, prend le temps de réfléchir. Nous nous reverrons, et alors tu me répondra. Tu auras eu assez de temps pour savoir si tu veux de moi. Autrement, je disparaîtrais."

Il s'approcha de l'entrée, désireux de s'isoler pour le moment. Il étouffait de plus en plus, incapable de comprendre pourquoi il faisait tout ça. C'était insensé, allant jusqu'à la vrai folie. Le clan qu'il trouvait le plus misérable... Il était idiot, il était fou. Mais même cela ne lui ressemblait pas.

"- Maintenant, si tu veux bien m'excuser, j'ai besoin d'un peu de temps."

Quelque soit le choix, il perdait et se retrouvait bloqué. L'enfermement physique ou l'enfermement mental ? Il ignorait quel était le pire. Il lui fit une dernière caresse pleine de douceur sur la joue, puis, vif comme un lézard, il disparut par l'entrée de la caverne, glissant sur les rochers avant de profiter de l'orage pour disparaître chercher un autre abris. Il avait besoin de la violence de l'orage, d'être chahuté par le temps, histoire d'oublier, juste un peu...

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